Vanessa Le Mat. Mode d’exposition

Mode d’exposition offre une double lecture de l’histoire de la photographie de mode. D’une part, Vanessa Le Mat nous montre comment la mode s’expose et se met en scène à travers l’imagerie des magazines et des maisons de couture. Quels codes esthétiques adoptent-ils pour se diffuser dans nos sociétés, faire la promotion d’habits, d’accessoires ou d’apparats, et attiser l’œil du spectateur ? D’autre part, l’artiste nous rappelle que cette iconographie véhicule une certaine image de la femme, en adéquation avec les canons et les valeurs dominantes de son époque. Dès lors, à quel mode d’exposition soumet-on le corps féminin, sachant que cette représentation de la femme apparaît comme le signe ou le révélateur de son temps ?

Une succession de tableaux

Ainsi, Mode d’exposition dévoile la manière dont le corps féminin évolue dans l’histoire de la photographie de mode, de 1920 à 2010, que ce soit dans ses mensurations, ses proportions, ou dans les poses, les attitudes et les expressions qu’on lui demande d’adopter. En ce sens, Vanessa Le Mat constitue un catalogue d’images cultes qui ponctuent l’histoire de la mode, et portent la griffe de leur époque. Mais plus qu’une simple juxtaposition de plans qui rejoueraient les poses pensées par les grands photographes de mode, Vanessa Le Mat construit son œuvre comme un enchaînement de séquences, prêtant davantage de fluidité et de rythme à ce panorama historique.

Une mise à nu…

Nous assistons donc à un déroulé de gestes empruntés au répertoire de la mode. Une voix off nous indique les auteurs, la parution et la datation des clichés sélectionnés par l’artiste. Néanmoins, la vidéo ne se cantonne pas à imiter ces images iconiques. Elle s’empare de ces clichés afin de les épurer, de les dynamiser. D’emblée, on est frappé par l’extrême sobriété de la vidéo. L’arrière-plan est vide, minimal, un mur blanc et un simple plancher tiennent lieu de décor. La caméra ne propose aucun mouvement, ni aucun effet de zoom ou de travelling. Elle nous offre un plan moyen, frontal, quasi objectif, sur la scène. Surtout, le fard, le faste et l’excentricité que l’on associe habituellement aux plateaux de mode ont disparu. Le glamour, le chic et le pailletage se sont évanouis. Les modèles portent de simples justes-au-corps noirs ou couleur chair. Leurs visages inexpressifs demeurent fermement concentrés. Vanessa Le Mat redirige ainsi notre attention vers la gestuelle des corps, alors que notre regard aurait naturellement tendance à se focaliser sur les traits ou les vêtements des mannequines. Dorénavant, nous avons affaire à de pures silhouettes mouvantes, et non plus aux traditionnelles modèles rigides, débordant d’esbroufe.

… Et une mise en mouvement de la photographie de mode

Vanessa Le Mat met à nu l’imagerie de mode, elle la détourne, et revalorise les gestes et les poses d’un corps qui se change en un signe, en une pure forme, au lieu d’être un simple support à la créativité des couturiers. Dès lors, le catalogue iconographique réalisé par l’artiste se transforme en une partition chorégraphique. Car plutôt que de rester figée sur une couverture de papier glacé, ou d’apparaître comme un instantané photographique, l’image de mode est désormais mobile, elle s’inscrit dans la durée. Elle se trouve dynamisée, ranimée, réincarnée. On assiste à des phases de transition entre les poses, à des moments de préparation, d’entre-deux, de latence. La voix off, qui semblait neutre ou effacée de prime abord, impose en réalité le tempo de la chorégraphie. Elle va même jusqu’à délivrer quelques instructions aux modèles. Celles-ci suivent scrupuleusement la cadence qui leur est dictée pour réinterpréter l’image de Peter Knapp (« 1, and 2, and 3, and 4, and 5… »), ou se mettent brusquement à cavaler lorsqu’on leur ordonne « Go ! ». Le mouvement se décline encore de multiples façons tout au long de la vidéo, et trahit même quelques saillies d’humour, du balancement des hanches de Serge Balkin, au ballet mécanique du Body Beautiful d’Helmut Newton, en passant par le ralenti des chevelures flottantes de Richard Avedon, la marche rectiligne de Hans Feurer, ou le tournoiement incessant qui conclut la séquence.

Le cycle de la mode

Cette dernière figure suggère d’ailleurs que la mode, loin d’être une frise linéaire au cours de laquelle les tendances se succèdent, forme un cycle, une boucle. Selon les époques, diverses représentations de la femme se répandent. On prête à la féminité tout un panel d’attributs qui forment autant de références et de canons à endosser. Ces archétypes se trouvent sacralisés pour un temps, avant d’être destitués, dépassés, et de tomber en désuétude… Puis d’être réactivés, et de revenir sur le devant de la scène sous une forme hybride. On remarque par exemple que le corps « brindille » des années 1960 se réactualise avec Kate Moss vers 1995, que le corps moderne et sportif apparu à l’orée de 1930 se retrouve dans la musculature que sculptent les exercices de fitness de Jane Fonda en 1980, ou que les formes généreuses des stars de 1950 (Marilyn Monroe, Sophia Loren, Brigitte Bardot) se réincarnent aujourd’hui dans la poitrine opulente de Pamela Anderson ou le fessier rebondi de Kim Kardashian.

Des icônes aguicheuses

Mais la rhétorique d’une image dynamique, dans l’air du temps, constitue également un rouage essentiel des stratégies commerciales. Quels codes et quelles recettes mettre en œuvre pour draguer, happer le regard du lecteur, et fasciner, marquer l’esprit du spectateur ? On s’aperçoit que cette imagerie de mode, exclusivement façonnée par des photographes masculins (à l’exception de Diane Arbus ici) fait de la femme un objet de désir, une icône qui se doit de laisser son empreinte dans la mémoire collective, en tant que symbole de son époque. L’héroïsation et la starification des mannequines, dont les Supermodels d’Herb Ritts sont particulièrement symptomatiques de ce phénomène depuis les années 1980, ne font d’ailleurs qu’accroître notre admiration pour la mode. Leurs corps sont adulés, le processus d’identification au canon qu’ils véhiculent s’intensifie. Le mécanisme de la mimésis atteint son paroxysme et, en somme, c’est désormais l’image qui sert de modèle au réel : c’est à elle que l’on se mesure, c’est à elle que l’on tente de ressembler.

 

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