Musée des beaux-arts de Lyon (7 novembre 2014 – 16 février 2015)
Le nom de Jacqueline Delubac est souvent associé à celui de Sacha Guitry et au cinéma des années 1930. Le Musée des Beaux-Arts de Lyon vient toutefois nous rappeler que la comédienne a dédié la seconde moitié de sa vie à une importante collection d’art, témoignant d’une grande indépendance d’esprit et de choix audacieux.
Le destin singulier de Jacqueline Delubac s’achève brutalement en octobre 1997, alors que l’ancienne égérie de Sacha Guitry, à la recherche d’une robe pour un bal, quitte la boutique Hermès de la rue du Faubourg-Saint-Honoré pour se rendre chez Lanvin, et qu’un cycliste la percute de plein fouet. Comédienne ayant interprété une cinquantaine de rôles au théâtre et au cinéma, femme élégante et admirée du Tout-Paris, Jacqueline Delubac avait également consacré une partie de son existence à une passion plus secrète : l’art moderne, qu’elle collectionne avec goût et indépendance d’esprit à partir des années 1950.
Née à Lyon en 1907 dans une famille bourgeoise liée à l’industrie de la soie, Jacqueline Basset voit son père disparaître alors qu’elle n’a que quatre ans, et part vivre avec sa mère à Valence chez sa famille paternelle. Lasse de cette vie austère et provinciale, la jeune Jacqueline rêve de devenir danseuse à Paris. En 1926, elle rejoint enfin la capitale et adopte le nom de Delubac, en hommage à sa mère qui seule l’encourage dans sa vocation artistique. Elle suit des cours de chant et de danse avant de décrocher son premier contrat aux Bouffes-Parisiens, où elle imite les chorégraphies de Joséphine Baker. Elle enchaine également les petits rôles au théâtre, avant de passer une audition pour la pièce Villa à vendre (1931) de Sacha Guitry, qui craque littéralement face à la beauté ingénue de Jacqueline.
Guitry, qui a le double de son âge, la façonne et l’éveille à l’art. Il lui fait découvrir la collection de son père, Lucien Guitry, ami de Cézanne, Renoir, Monet et Rodin, dont il expose les œuvres dans son appartement. En 1935, Jacqueline Delubac devient la troisième épouse de Guitry, qui se lance alors dans l’adaptation cinématographique de ses pièces de théâtre. Le couple travaille sans relâche et connaît un franc succès. Au total, Jacqueline Delubac joue dans vingt-trois pièces et onze films de son mari. Mais ce rythme effréné éreinte la comédienne : « Je ne peux plus vivre centrée sur cette vie de théâtre. J’ai trop de curiosités, trop de désirs. J’ai envie de danser, de m’amuser avec des compagnons de mon âge », explique-t-elle. Ainsi, Jacqueline Delubac se sent étouffer et divorce de Guitry en 1939, manifestant par là sa volonté de s’émanciper de la cage dorée qu’il lui avait construite, et des rôles de jeune première stéréotypés auxquels elle était abonnée.
Une femme indépendante
De 1939 à 1941, Jacqueline Delubac enchaîne les tournages : Jeunes filles en détresse de Georg Wilhem Pabst, Dernière jeunesse aux côtés de son ami Raimu (qu’elle considérait comme son meilleur film), et La Comédie du bonheur mis en scène par Marcel L’Herbier avec des dialogues de Jean Cocteau. Elle retrouve d’ailleurs ce même Cocteau en 1941 pour l’adaptation de la pièce de Feydeau La main passe, et remonte alors sur scène pour la première fois depuis son divorce. La guerre terminée, les apparitions de l’actrice à l’écran se font plus rares, même si Jacqueline Delubac continue à tourner jusqu’en 1950, date à laquelle elle stoppe sa carrière. Elle annonce vouloir enfin se consacrer à sa vie privée et à sa collection d’art moderne. Dès lors, elle fréquente assidûment les bals, défilés et vernissages du Tout-Paris, incarnant l’avant-garde de la mode, vêtue des dernières créations de la maison Chanel ou de Pierre Cardin. Le magazine Paris Match l’élit en 1949 « femme la mieux habillée de Paris », signe de son aura éclatante dans les soirées mondaines.
Si sa collection d’art s’intéresse à de grands maîtres tels que Braque, Picasso, Léger et Miró, Jacqueline Delubac se distingue surtout par son audace, et ne se fie qu’à son instinct dans ses acquisitions. En effet, elle s’affirme comme une redoutable collectionneuse, et l’une des premières acheteuses de Raoul Dufy, dont elle acquiert L’Atelier aux raisins en 1944 en échange de certains bijoux que Guitry lui avait offerts. Elle est aussi l’une des premières à découvrir Serge Poliakoff (Composition, 1955) ou Jean Dubuffet (Le Grand Verre de V, 1967). Elle commente ainsi son coup de cœur pour le tableau du peintre d’origine russe : « Je l’ai rapporté tout frais à la maison. Une composition harmonieuse, logique avec des couleurs profondes qui devraient se heurter mais leur choc se passe dans l’harmonie de leur rapport mutuel. »
Jacqueline Delubac préfère aussi se rendre dans les galeries, plutôt que d’assister à des ventes aux enchères. Elle achète chez Louis Carré ses premières œuvres, des dessins de nus d’Aristide Maillol, et découvre Miró chez Aimé Maeght ou Dubuffet chez Jeanne Bucher. Aussi, elle rend directement visite aux artistes dans leur atelier, et quand le peintre Jean Fautrier l’invite en 1956, elle est immédiatement conquise par son tableau My Fair Lady. Surtout, elle cherche à se démarquer de l’influence de Guitry et de son second mari Myran Eknayan, riche diamantaire d’origine arménienne, tous deux amateurs d’art de la fin du XIXe siècle et d’impressionnisme.
L’écrin de la collection Delubac
À partir des années 1970, Jacqueline Delubac ne fait plus beaucoup d’acquisitions, mais se passionne encore pour Wilfredo Lam ou Francis Bacon. Elle perçoit dans Carcasse de viande et oiseau de proie (1980) une allégorie de la mort de son père lorsqu’elle était enfant, et déclare à propos d’Étude pour une corrida n°2 (1969) : « Je ne suis pas sûre que cela plaise aux autres, mais j’ai choisi de vivre face à cette œuvre difficile, forte. », preuve encore de sa personnalité bien trempée. En 1985, suite à la disparition de Myran Eknayan, elle hérite de sa fortune et de sa collection. Elle cède alors à l’État français la pièce centrale du Déjeuner sur l’herbe de Monet que détenait son mari, afin de régler les frais de succession. C’est aussi à cette époque qu’elle déménage dans un grand appartement de 250 m2 au quai d’Orsay.
Le « salon rouge » y est dédié aux œuvres de son mari défunt – œuvres qu’elle n’apprécie pourtant guère, les jugeant trop classiques, à l’image des bronzes de Rodin, des toiles impressionnistes de Monet, Degas ou de la Jeune fille au ruban bleu de Renoir. À cet égard, l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Lyon vient reconstituer chaque pièce de l’appartement du quai d’Orsay. On y découvre la chambre à coucher, avec notamment Jeune femme à la pèlerine, Jeanne Demarsy de Manet trônant au-dessus du lit, la salle à manger, et surtout l’entrée, avec sa moquette aux motifs léopard associant peintures, sculptures et design contemporains avec du mobilier Louis XV et Louis XVI. Cet étonnant dialogue des styles témoigne une nouvelle fois de l’audace dont sut faire preuve Jacqueline Delubac tout au long de sa vie. Sans héritier, elle décide finalement de léguer sa propre collection et celle de Myran Eknayan à Lyon, sa ville natale, qui recevra en 1998, par l’intermédiaire du Musée des Beaux-Arts, trente-huit œuvres emblématiques du regard qu’aura porté Jacqueline Delubac sur l’art moderne.